Texte 1) Une «< monstrueuse merveille >> Paris est le plus délicieux des monstres: là, jolie femme; plus loin, vieux et pauvre; ici, tout neuf comme la monnaie d'un nouveau règne ; dans ce coin, élégant comme une femme à la mode. Monstre complet d'ailleurs! Ses greniers, espèce de tête pleine de science et de génie ; ses 5 premiers étages, estomacs heureux; ses boutiques, véritables pieds; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés. Eh! quelle vie toujours active a le monstre ? À peine le dernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il au cœur que déjà ses bras se remuent aux Barrières¹, et il se secoue lentement. Toutes les portes bâillent, tournent sur leurs gonds, 10 comme les membranes d'un grand homard, invisiblement manoeuvrées par trente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds² carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n'y voit pas clair, et doit tout voir. Insensiblement les articu- lations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, 15 tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange; puis il rugit, puis ses mille pattes s'agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris! qui n'a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées³ de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux; qui n'a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni 20 de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d'amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu'ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. Pour les autres, Paris est toujours cette mons- trueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines 25 et de pensées, la ville aux cent mille romans, la tête du monde. Honoré de BALZAC, Ferragus, chapitre 1 (extrait), 1834.​